À l'heure où le travail s'immisce dans nos sphères personnelles, l'espace domestique n'échappe pas à cette dynamique hégémonique. Le geste industriel s'invite dans nos foyers au travers des multiples équipements qui les peuplent, nos domiciles mutant peu à peu en des terminaux industriels. Dans cette même logique, et à l'ère du tout digital, l'usager moderne et contemporain se construit de multiples facettes : ses activités professionnelles et de loisirs, entremêlées au quotidien, le rendent créateur en masse de données in/utiles qui participent d'un travail permanent in/visible et global. Cette exposition déroulera un panorama des mutations du travail, de ses formes émergentes, jusqu'à en esquisser les fins ou alternatives possibles. Qu'elles soient alarmistes, salvatrices ou mystiques, les mutations futures et possibles du travail sont autant de possibilités existentielles qui donnent l'occasion d'inventer de nouvelles organisations sociales, de nouveaux outils et de nouvelles façons de vivre ensemble.
Vous êtes le directeur scientifique de la Biennale, et vous êtes par ailleurs le directeur de la recherche de la Cité du design, comment s'articule cette double responsabilité ?
La Biennale Working promesse est conçue en partie comme un programme de recherche. Nous avons enquêté, émis des hypothèses, nous allons réaliser des expérimentations qui ensembles donnent forme à cette Biennale. Les enjeux se situent du côté théorique en particulier lorsqu'il s'agit de penser un projet de société autour du travail et dont le design participe à la mise en forme.
Pour le reste, la Biennale est dans la continuité des précédentes : elle est protéiforme à travers ses IN et ses OFF, son étalement sur le territoire et au-delà, ses événements, son volet international, ses plateformes de business et de rencontres.
Pourquoi avoir choisi le thème des mutations du travail pour cette 10e édition de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne ?
Ce thème est né d'une réflexion commune menée avec les équipes de la Cité du design : nous cherchions après une Biennale consacrée au beau et en partie externalisée pour sa direction scientifique, à reprendre en main la pensée du design au sein même de nos activités. Or le fait de travailler ensemble nous posait de nombreuses questions : comment collaborer ? Comment partager un projet ? Comment cela influence nos vies ? Nos espoirs dans le travail ? Nos envies, nos projections ? Bref nous étions, comme nos compatriotes, pris dans une injonction paradoxale avec d'une part la recherche d'un travail plus agréable, plus intelligent, porté par les nouvelles technologies, et d'autre part des tensions sociales incroyablement fortes qui le contredisaient : le travail est bel et bien en pleine mutation. À cela il faut ajouter notre idée singulière concernant le design : celui-ci doit questionner la société sur ses choix : c'est le rôle de la Cité du design en tant que centre d'innovation et de recherche d'avant-garde de porter ces questionnements.
Quels sont les liens de cette thématique avec le design ?
e design est un outil de mise en forme de la modernité. Or nous sommes en train de quitter la période de confort de la modernité pour une grande période d'instabilité qui va remettre en jeu le modèle de société dans lequel nous bâtissons une partie de nos vies. Le travail est, par ses contradictions internes, symptomatique de cette mutation. Le design, lui aussi mute :
il passe de l'illustration du projet moderne par le design de beaux objets à un design de service, un design critique ou un design social. L'extension de ses territoires (dont les Biennales de Saint-Étienne ont été tantôt annonciatrices, tantôt caisses de résonances) laissent apparaître un design en rupture sur ses fondamentaux (objets) mais de plus en plus puissant en tant qu'outil de conception social et politique : il était inévitable que travail et design en mutations se rencontrent.
Quels sont les champs de cette vaste thématique que vous vous êtes plus particulièrement attaché à questionner, et pourquoi ?
Nous questionnons seulement une partie de la problématique du travail, tant celle-ci est vaste et complexe. Mais face à cette contrainte de ne pouvoir matériellement être exhaustifs, nous avons choisi deux symptômes clés : digital labor et nouvelle organisation du travail à travers l'existence des tiers-lieux. L'entrée se fera par le digital labor qui représente l'arrivée du numérique dans nos vies quotidiennes et qui réorganise complètement le travail en termes de temporalité, de lieux mais aussi de contractualisation et de revenus. S'en suivra une expérience autour des tiers-lieux (Fablab, co-working place, hacker-space) qui pointera de nouvelles façons de travailler susceptibles de réinventer un pan entier de l'organisation du travail dans notre société. Ces deux approches centrales seront articulées à des problématiques connexes comme la question des savoir-faire dans les métiers, les processus, l'embauche, le corps dans le travail, les cycles de production, l'automatisation, le bureau, etc.
Enfin pour laisser place aux imaginaires liés au travail du futur, nous verrons comment des auteurs de science-fiction et des designers s'emparent de la thématique et la mettent en perspective critique ou pas.
Comment avez-vous travaillé avec les commissaires d'expositions que vous avez réunis pour cet événement ?
La collaboration avec les commissaires s'est faite en proximité d'échange :
le but était d'établir un dialogue solide et de débattre sur leurs choix confrontés à nos approches théoriques (travail que nous avions effectué avant de les rencontrer). Certains commissaires ont construit des propositions en rupture avec nos arguments, d'autres ont développé nos intuitions. Ce qui donne alors un aperçu de points de vue divers, critiques, contradictoires, mais qui répond au rôle d'une Biennale, c'est à dire constituer un panorama à un instant T sur un enjeu qui traverse la société et dont le design est un des acteurs.
Cité du design - Pôle recherche sous la direction d’Olivier Peyricot avec Marie Lechner
Des objets communicants présents dans la cuisine, au travail invisible sur internet réalisé lors d'activités anodines sur la toile, en passant par la maison comme espace mité par le travail (envoyer des mails professionnels de son lit deviendrait une habitude !), le temps du travail déborde de toute part dans notre intimité. Le digital labor (qui recouvre les activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d'objets connectés ou d'applications mobiles) a la particularité de simplifier nombre de procédures grâce à un design intuitif des interfaces et des services qui lui sont propres. Mais en même temps c'est une nouvelle organisation du travail et des tâches qui nait sous nos yeux sans que nous nous rendions compte de sa mécanique tant elle est un agglomérat d'inventions : 24/24 heures, 7/7 jours, souvent à notre insu, à l'aide par exemple des applications et de leurs notifications ou des diverses logiques de « récompense », nous sommes incités à travailler gratuitement en échange d'un service, ou à multiplier les micro-tâches en ligne pour des rémunérations dérisoires.
Travail à la demande, fragmenté, sans lieu ni fin..., le digital labor dissimule dans ses plateformes hyper sophistiquées des pratiques primitives, voire esclavagistes du travail.
Des modérateurs de contenus aux entraîneurs d'intelligence artificielles, le chapitre Digital Labor vous emmènera à la rencontre de ces processus invisibles à travers le regard de designers et de chercheurs dont la passion critique pour le nouveau monde du travail numérique en révélera les mécaniques cachées.
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